Tribut à Jacques Bertrand
17 novembre 2014 |Jean-François Nadeau | Médias
Pour moi, la radio c’était lui. Je dois beaucoup à Jacques Bertrand. Des douze années qu’aura duré la mythique émission Macadam tribus, j’y aurai été présent onze saisons comme chroniqueur, sans parler des collaborations occasionnelles à d’autres projets portés par son humour pince-sans-rire et délicieusement distancé. Je me suis toujours étonné qu’on me paye en plus pour être à ses côtés.
En moins d’un an, j’ai vu Jacques Bertrand mourir deux fois. Une première fois lorsque la direction de Radio-Canada s’est résignée à lui montrer la porte. Puis une seconde, la semaine dernière, lorsqu’un mot laconique de ses deux filles m’a confirmé son décès inattendu. Je n’en ai pas dormi de la nuit, me faisant difficilement à l’idée que désormais la résurrection des micros qu’il faisait vivre de sa parole unique ne serait même plus envisageable.
En juin, pour expliquer son départ forcé à ses auditeurs, il avait enregistré, fidèle à son style, un court message sibyllin. « Pour expliquer ma longue absence, disons que j’ai été terrassé par un vilain virus. […] J’ai tenté de le combattre à l’aide d’un barrage impressionnant de médicaments. Ça n’a pas fonctionné. Alors, j’ai tenté une autre approche : ennuyer le virus en regardant des heures de télévision plate, ce qui n’est pas difficile à trouver, soit dit en passant. Sauf que ça n’a pas fonctionné non plus et que c’est plutôt moi que ça a terrassé. […] Alors que j’étais prêt à mon retour au travail, on m’a appris que je prenais ma retraite. Je n’étais pas au courant, mais voici que c’est chose faite. […] Je travaille sur un seul projet pour l’instant, soit mon autobiographie dont j’ai seulement le titre : Bon ben, fait que. […] J’espère vous reparler un jour, mais il semble que ce ne soit pas possible pour l’instant. »
En privé, comme plusieurs, il contenait difficilement sa rage à l’égard de la direction de sa station. Il lui semblait que, ballotté d’une émission à l’autre, son destin était injustement soumis aux volontés confuses d’une suite d’usurpateurs d’un projet collectif de plus en plus défiguré. Les émissions, les siennes comme celles de ses camarades, il les considérait comme des arbres qu’on abat sans raison. À vrai dire, tout semblait lui peser de plus en plus. Il s’isolait, se laissait désirer, sans plus se manifester avec le même élan qu’auparavant.
Il s’était laissé couler petit à petit dans quelques-uns des nombreux trous noirs qui bordent nos existences fragiles. Lumineux comme pas un, ce monument des ondes avait fini par considérer sa solitude pour la seule oasis digne de recevoir ses confidences. Il éprouvait si fort le sentiment qu’on s’employait à lui scier les jambes que cela le clouait au sol. Personne apparemment ne savait le remettre sur pied.
Mon fils m’accompagnait parfois jusqu’au studio de l’émission. Installé en régie, devant la fenêtre qui donne vue sur les invités et l’animateur, fiston riait ou devenait grave, selon les propos du moment. C’était il y a longtemps déjà. Devenu grand, il en parle encore, à cause d’une vérité qui m’apparaît indéniable : la voix de Jacques Bertrand savait faire grandir quiconque. Elle incarnait non seulement une nouvelle façon d’envisager la radio, mais surtout un espace ouvert au nom de l’intelligence.
Qui d’autre que Jacques Bertrand pouvait parler pendant quinze minutes d’un journal d’Indonésie ou du Mali qui n’existait même pas, mais qui offrait néanmoins des portraits si exacts du monde que cela en mystifiait certains auditeurs ? Macadam tribusétait un vaste laboratoire ouvert aux jeunes. À quelle autre enseigne aurait-on pu entendre des reportages à la fois fantaisistes et informés tel celui qu’avait consacré Catherine Pépin à un éleveur de vers de terre ? Où donc Philippe Laguë aurait-il pu devenir un maître de la caricature sonore ?
Cette émission phare avait fini par être une pépinière unique pour nombre de nouvelles voix avant d’être passée à la moulinette, selon le principe ridicule qu’une nouveauté doit chasser l’autre, peu importe laquelle.
Je reviens à Jacques Bertrand. J’insiste sur le fait qu’il n’était pas seulement drôle et moqueur. Il était surtout brillant. Incroyablement brillant et vif. À la radio, à ce jour, je n’ai connu personne de comparable. On dira que je pousse un peu fort le trait à l’occasion de son décès. Non. Je demeure ici dans l’exacte mesure de la vérité. Ceux qui l’ont connu comme moi vous le diront.
En 2009, même si j’y étais convié, je n’avais pas assisté à la dernière émission deMacadam tribus. Je n’ai jamais aimé ces enterrements que l’on s’efforce de maquiller avec un air de fête. Je m’étais donc contenté de passer saluer la veille ou l’avant-veille, je ne sais plus, afin d’exprimer ma tristesse.
En somme, cela fait plusieurs fois que j’assiste à des enterrements de Jacques Bertrand. Mais à 61 ans, le voilà parti pour vrai. Il va me manquer plus que jamais, tout comme il manque déjà à son vaste public.
Je pleure aujourd’hui en Jacques Bertrand l’incarnation d’une audace dont était capable la radio de nos impôts. Je pleure ce maître du grand hôtel de nos ondes. Je pleure son agonie tragique, triste reflet de celle du réseau public, celui qu’il aimait et sans lequel, je le crois sincèrement, il n’aurait pu de toute façon vivre encore bien longtemps.